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Shenmue – Chorégraphie du néant et quête d’un père mort dans une ville qui s’éteint à 20h30
"He shall appear from a far eastern land across the sea,
A young man who has yet to know his potential,
This potential is a power that could either destroy him or realize his will,
His courage shall determine his fate,
The path he must traverse, fraught with adversity,
I await whilst praying,
For this destiny predetermined since ancient times,
A pitch black night unfolds with the morning star as its only light,
And thus the saga… Begins…"
I. Le coup de pied qui fonda une religion
Tout commence avec un bruit sourd : le claquement d’un orgueil brisé sur le tatami. Lan Di, l’homme dont les pommettes pourraient servir de coupe-papier, exécute Iwao Hazuki avec la précision d’un chef trois étoiles tranchant un sashimi de vengeance. Le fils, Ryo, observe la scène avec l’intensité émotionnelle d’un meuble Ikéa monté sans notice.
Ainsi naquit un mythe. Non pas celui d’un justicier flamboyant, mais celui d’un adolescent en blouson de cuir marron, qui refuse la main tendue d’une lycéenne pour interroger des bouchers à 7h15 du matin sur l’emploi du temps d’un homme qui porte des gants en été.
II. L’élégie du rien : Shenmue comme trip méditatif en peignoir
Shenmue n’est pas un jeu, c’est un espace-temps alternatif. Une faille dimensionnelle où les montres tournent plus lentement que le cerveau d’un pigeon sous Tranxène. C’est Animal Crossing sans les animaux, sans la croisière, et avec des QTE.
Tu vis. Tu respires. Tu bois du soda. Tu regardes le bus partir sans toi parce que t’étais en train d’écouter un vieux parler de son genou. Tu travailles. Tu déménages des cartons. Tu rentres chez toi avant le couvre-feu imposé par une gouvernante aux faux airs de Margaret Thatcher en kimono. Tu existes, vaguement. Shenmue n’est pas une aventure : c’est une formation à la retraite anticipée.
III. Ryo Hazuki, ou le stoïcisme martial d’un homme sans sperme
Ryo ne parle pas. Il énonce. Il ne sourit pas. Il contracte ses joues dans une tentative échouée d’émotion. Il ne baisse pas les yeux. Il fixe les hommes, les femmes, les enfants et les chats avec le même regard de plombier introverti qui a oublié sa clef à molette.
Ce héros refuse tout : l’amour, le plaisir, la détente, la poésie, les mini-jeux. Seul compte le chemin vers Lan Di. Mais autour de lui gravitent les figures d’un théâtre figé :
Nozomi, vierge martyre de la friendzone, qui rêve d’un baiser sous les cerisiers pendant que tu perfectionnes ton « Tiger Knuckle » dans une arrière-cour pleine de rats.
Tom, l’homme-jambon-rasta, symbole d’une époque où les développeurs pensaient que "diversité" rimait avec "perruque et hot-dog".
Chai, le gobelin kung-fu, aussi souple qu’un spaghetti mal cuit, aussi crédible qu’un épisode de Naruto écrit par David Lynch.
Ine-san, spectre de l’ordre domestique, qui peut sentir la désobéissance à travers les murs comme une grand-mère omnisciente des enfers.
IV. Dobuita : ville-tombeau, quartier open-world de l’ennui structuré
La map est minuscule, mais chaque ruelle transpire le souci du détail : rideaux roulants, pluie fine, portes closes, haleines de poisson. C’est un Japon de carte postale, mangé par la banalité.
Et puis... il y a le port. L’ultime étape. L’Apocalypse selon Marx. Ryo devient docker, ouvrier du quotidien, héros prolétaire. Chaque palette déplacée est une gifle au capitalisme du "fun instantané". L’homme devient machine. L'ennui devient gameplay.
V. Combat et transcendance : zen et l’art du Virtua Fighter
Shenmue utilise le système de Virtua Fighter mais sans les néons ni les cris. C’est du kung-fu lent, méthodique, nerveux comme un entretien d’embauche chez les Shaolin.
Ryo progresse non pas par loot ou par XP automatique, mais par l’entraînement, la répétition, le rituel. On s’assied. On médite. On fait 400 fois la même prise dans une allée. Et ça paie. L’élan du poing devient une prière.
VI. QTE : Quick-Time Ennui
S’ils avaient appelé ça « God-Time Events », on aurait trouvé ça pompeux. Mais Shenmue, lui, croit. Il croit en ses QTE comme un moine croit en la pluie : avec ferveur. Tu appuies sur A. Trop tôt ? C’est raté. Trop tard ? C’est raté. À l’heure ? Tu ne le sauras qu’après 30 secondes de cutscene.
Et pour les quêtes secondaires ? Bonne chance, camarade. Sans soluce, tu verras moins de 20% du contenu. Le reste est enfermé dans un coffre dont la clef est cachée dans la poche d’un type qui ne sort que les jours impairs si tu lui parles après avoir acheté un Coca Fanta à l’épicerie de Midori.
VII. Shenmue : évangile des fans aveugles et des rêveurs exilés
C’est le jeu préféré des hommes de 42 ans qui ont un stick arcade tatoué sur l’épaule et qui vivent toujours dans l’espoir que la Dreamcast soit ressuscitée par un Elon Musk ivre mort.
C’est le jeu que tu montres pour impressionner ton neveu, avant qu’il retourne sur Fortnite en ricanant.
C’est un testament vidéoludique. Une stèle dressée à l’aube d’un genre qui ne viendra jamais. Une expérience unique, ratée, touchante, monumentale, inutile, splendide.
Verdict : 8/10
Shenmue est un poème lent, une lettre d’amour écrite sur du papier bulle, une chorégraphie du réel exécutée par un adolescent trop sérieux pour son propre bien.
On s’y perd, on s’y ennuie, on y revient. Par masochisme, par tendresse, ou par obsession. C’est l’art de rendre sacré le quotidien, de faire d’un chat orphelin une quête épique, et d’un miroir un Graal absurde. Un jeu à respecter, à critiquer, à revisiter. Et surtout à jouer avec les voix japonaises. Les doublages anglais, c’est comme faire du haïku en rotant.
"I should go home. Ine-san will be worried about me."

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